Le long litige du capitaine du Kir Royal, réparé dans un chantier naval en France.

09/12/2025

La société Le Kir Ltd, immatriculée aux Seychelles, est propriétaire d'un navire de commerce 'Motor Yacht Le Kir Royal'. Un capitaine a été recruté le 19 mars 2016, par un contrat conclu aux Seychelles, soumis à la loi seychelloise, pour une durée indéterminée, à compter du 1er avril 2016. Il a pris en charge le navire à Gênes et l’a conduit dans un chantier naval français, le chantier naval de l'Estérel, du 2 mai 2016 au 29 mai 2017, un peu plus d’une année, pendant laquelle le capitaine a suivi les travaux.

Le 12 mai 2017, le capitaine a pris acte de la rupture du contrat de travail en reprochant à son employeur un travail dissimulé, n’ayant pas été déclaré aux administrations françaises, à l’ENIM et par déclaration préalable d’embauche, alors qu'il a exécuté un travail exclusivement en France. Le capitaine a obtenu du juge de l’exécution (JEX) du tribunal judiciaire de Draguignan, le 30 mai 2017, la saisie conservatoire du navire, pour la garantie de ses créances, et a mis à la charge de la société une consignation d'un montant de 97 584 euros. Le salarié a saisi le conseil de prud'hommes de Cannes pour obtenir, en vertu du droit français, le paiement de diverses sommes au titre de l'exécution et de la rupture de son contrat de travail. Le 8 octobre 2019, le juge départiteur du conseil de prud'hommes a considéré que le conseil de prud'hommes de Cannes était compétent pour connaître du litige, que les dispositions impératives du droit français étaient applicables ; il a condamné la société au paiement d’une indemnité compensatrice de préavis, à une indemnité de licenciement, à des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. L’employeur a fait appel de ce jugement.

La question de l’impact d’une période de réparation du navire dans un chantier français, sur le contrat de travail international du marin, n’est pas nouvelle et la cour d’appel d’Aix est parfois dans la même lignée que le Conseil de prud’hommes de Cannes : ce fut le cas dans une autre affaire concernant la navire Ngoni (CA Aix-en-Provence, ch. 4-6, 29 septembre 2023, n° 2023/244, navire Ngoni, DMF 2013, n° 862, pp. 908-920, obs. P. Chaumette, « Travaux dans un chantier naval français et contrat d’engagement international »). Le 18 avril 2018, M. a été embauché en qualité de capitaine de navire par la société de droit étranger Ngoni Limited, dont le siège social se trouvait sur l’île de Guernesey, puis à Jersey en 2019. M. exerçait sa prestation de travail à bord du navire Ngoni, battant pavillon de Guernesey. Courant 2018-2019, ce navire a fait l’objet de divers travaux de réparation par le chantier IMS à Saint-Mandrier (Var). Le 25 mai 2019, M. a été licencié : il a saisi le 2 mars 2020, le conseil de prud’hommes de Toulon. Ce conseil de prud’hommes, le 9 septembre 2022, s’est déclaré incompétent. La cour d’appel d’Aix, le 29 septembre 2023, a retenu la compétence du conseil des prud’homme de Toulon, considérant que les 217 jours au chantier naval de Saint Mandrier déterminent le lieu habituel du capitaine en France, alors que les 169 de navigation internationale ne créent pas de liens plus étroits entre le contrat de travail et un autre Etat. Le long séjour au chantier naval est dû à des opérations de maintenance habituelle, puis aux réparations dues à une avarie intervenue à Saint Mandrier. Cet arrêt est fort documenté, méthodique et pédagogique. La cour d’appel prend en compte l’article 21, point 1, b, i) du Règlement n°1215/2012 en vertu desquels un employeur, qui n’est pas domicilié sur le territoire d’un État membre, peut être attrait devant les juridictions d’un État membre devant la juridiction du lieu où ou à partir duquel le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant la juridiction du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail.

Dans l’affaire du Kir Royal, la cour d’appel d’Aix tient un raisonnement tout à fait différent, le 26 janvier 2023 : Durant l'exécution du contrat de travail, le navire a été affecté dans un chantier de réparation situé dans les eaux françaises. Pour autant, cette circonstance ne permet pas d'établir que la société, qui n'est pas domiciliée en France, posséderait une succursale, une agence ou tout autre établissement en France et qu'elle serait donc considérée, pour la résolution du présent litige, comme ayant son domicile en France. Le litige ne relève donc pas de la compétence du conseil de prud'hommes de Cannes, mais de celle du tribunal du travail de Mahé (CA Aix-en-Provence, ch. 4-4, 26 janvier 20123, n° 19/16018, navire Le Kir Royal, DMF 2023, n° 861, pp. 790-798, obs. P. Chaumette, « L’impact de travaux dans un chantier naval français sur le contrat d’engagement »).

La cour d’appel fonde l’incompétence du juge français sur l’article 20 du Règlement 1215/2012, a contrario : la société seychelloise n’a pas une succursale, une agence ou tout autre établissement dans un Etat membre de l’UE, donc elle ne pourrait être attraite devant un juge de l’UE. Ainsi l’éventuelle question du lieu habituel de travail du salarié ne se pose plus (art. 21-1). La cour n’interroge pas la validité de la clause attributive de juridiction, qui devrait être inopposable au salarié. La cour d'appel néglige l'article 21-2 du même Règlement : "Un employeur qui n'est pas domicilié sur le territoire d'un État membre peut être attrait devant la juridictions d'un Etat membre conformément au paragraphe 1, point b)" ce qui renvoie à la question de la détermination du lieu habituel de travail ou du dernier lieu habituel de travail, même pour un travailleur mobile, ou subsidiairement de son établissement d’embauche.

Dans l’affaire du navire Kir Royal, un pourvoi en cassation a été formé contre l’arrêt aixois. La chambre sociale de la Cour de cassation a statué et cassé cet arrêt d’appel, le 12 juin 2024 (Cass. soc. 12 juin 2024, n° 23-12913). La Cour de cassation prend en compte l'article 21 du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 du Parlement européen et du Conseil concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, quand un employeur n’est pas domicilié sur le territoire français, il peut être attrait en France, i) devant la juridiction du lieu où ou à partir duquel le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant la juridiction du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail ou ii) lorsque le travailleur n'accomplit pas ou n'a pas accompli habituellement son travail dans un même pays, devant la juridiction du lieu où se trouve ou se trouvait l'établissement qui a embauché le travailleur. La notion de « lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail » doit être interprétée comme visant le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s'acquitte de fait de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur (CJUE, 25 février 2021, Markt 24, C-804/19, point 40). La cour d’appel n’a pas recherché le dernier lieu où le salarié s'était s'acquitté de fait de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur, et n'a pas donné de base légale à sa décision.

Le litige est renvoyé devant la même cour d’appel d’Aix autrement composée, qui a de nouveau statué le 5 juin 2025 : elle recherche le dernier lieu où le salarié s’est acquitté de fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur, qui correspond au lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ; pendant le temps des travaux, 14 mois, le capitaine est resté à la disposition de son employeur et donc a travaillé en France ; elle confirme la compétence du conseil de prud’hommes de Cannes. Le contrat de travail est soumis à la loi choisie par les contractants, la loi d’autonomie contractuelle ; mais celle-ci ne peut priver le salarié de la protection des dispositions impératives de la loi applicable sur son lieu habituel de travail ou son dernier lieu habituel de travail (art. 3 et 8, Règlement 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008, dit « Rome I »). Le contrat de travail n’a pas de liens plus étroits avec une autre législation, puisque les seules circonstances que le propriétaire ait immatriculé son navire aux Seychelles, que le contrat y ait été conclu, alors que le compte bancaire du salarié était domicilié en France, que son salaire y était réglé et que le travail était effectué en France. La cour d’appel prend ainsi en compte l’arrêt Schlecker de la Cour de Justice de l’Union européenne, sans lui laisser plus de place qu’il n’en mérite (CJUE 12 septembre 2013, C-64/12, Anton Schlecker c/ Melitta Josefa Boedeker). La réalité de la relation de travail l’emporte sur les caractéristiques formelles développées par l’employeur. 

Le droit français du licenciement est plus favorable au salarié que le droit anglais, repris par la loi seychelloise. 

La prise d’acte de la rupture par le salarié a les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, puisque l’employeur n’a pas respecté la loi applicable, la loi française, n’a pas affilié le marin à l’ENIM. Le capitaine a donc droit à une indemnité compensatrice de préavis (9 000 €), à une indemnité de licenciement (1 080 €), à une indemnité compensatrice de congés payés (6 300 € et 900 € liés au préavis), et à des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (2 000 €). De plus, le travail dissimulé est reconnu en raison de l’absence d’affiliation à l’ENIM, alors que le contrat de travail imposait au marin de s’organiser une protection sociale (indemnité forfaitaire de 27 000 €). Par contre, faute d’élément intentionnel de fraude, le travail dissimulé n’est pas reconnu pour l’absence de bulletins de salaires, ni pour l’absence de déclaration préalable à l’embauche (CA Aix-en-Provence, ch. 4-5, 5 juin 2025, n° 24/10806, E c/ Sté Le Kir Ltd, DMF 2025, n° 885, pp. , obs. F. Jault, « Lieu de travail d’un marin en cas d’immobilisation du navire dans des chantiers navals »)

Cet arrêt est très méthodique ; il est également très classique d’une jurisprudence constante que certaines juridictions ont tenté de bousculer en se fondant sur la généralisation de l’arrêt Schlecker, qui n’est qu’un arrêt d’exception.


V. « Contrat d'engagement maritime international : l'arrêt Schlecker trouble la cohérence »,

Cet arrêt aixois du 5 juin 2025 comporte 19 pages dans le document pdf disponible ci-dessous.






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