Des marins d’un pétrolier « fantôme » sont restés 67 jours au large de Saint Nazaire.

07/07/2025

  Le « Maisha » est un pétrolier de 274 m de long, construit en 2002, battant pavillon d’Antigua et Barbuda (IMO 9232929) ; il appartient à la société Seaserenity Shipping Ltd, dont il est le seul navire, une single ship society. Parti d’un port en Inde, à destination de Skagen, au Danemark, il fait des ronds en mer depuis le 26 avril, à la limite des eaux territoriales françaises. À bord, vingt-neuf hommes d’équipage, principalement Philippins. Suspecté de transporter clandestinement du pétrole russe, le navire est soumis à des sanctions et à une interdiction d’accoster dans un port de l’Union européenne. Il en est de même au Royaume-Uni et au Canada. Il semble que ses cuves d’une capacité de 150 000 tonnes, soient vides. Le site web War Sanctions indique que ce pétrolier a fait des escales dans trois ports russes, désactivant son AIS en cours de navigation entre les ports d’Arzew (Algérie), Novorossiysk (Russie), Ust-Luga (Russie), Primorsk (Russie), New Mangalore (Inde), Maday (Myanmar), Visakhapatnam (Inde), Kochin (Inde), Jamnagar Sikka (Inde), Tuzla Shipyard (Turquie). La préfecture maritime de Brest surveille le navire, qui se situe en haute mer, au-delà de la mer territoriale française ; elle est en contact avec le capitaine et sa compagnie Seaserenity Shipping Ltd. Un navire de la Marine Nationale est présent sur zone. 

Faute de ravitaillement en vivres et carburant, faute de relève d’équipage, Geoffroy Lamade, inspecteur ITF (de la Fédération Internationale des ouvriers des Transports) et affilié à l’Union Fédérale Maritime CFDT), s’est préoccupé du sort des marins à bord. Courant juin, l’évacuation du cuisinier, hélitreuillé pour raisons médicales, a dévoilé la situation ; sa femme a pris contact avec ITF. Il n’y a plus à bord de fruits et légumes ; il reste du riz : « La situation de ces hommes est préoccupante et inacceptable ». Les marins sont pris dans des tensions géopolitiques qui les dépassent totalement. Une relève d’équipage semblait envisagée, mais plus que difficile à réaliser en l’absence de droit d’accès à un port européen.

Dans la soirée du mercredi 2 juillet, il a soudainement rallumé les moteurs. Le pétrolier met le cap vers Curaçao, une île des Caraïbes (arrivée prévue le 15 juillet, selon Marine Traffic). Le départ est soudain et surprenant tant la situation paraissait enlisée.

La flotte fantôme.

La «flotte fantôme» utilisée par la Russie, mais aussi par l’Iran et la Corée du Nord, pour transporter du pétrole en contournant les sanctions pourrait compter «environ 900 navires», a affirmé mercredi 2 juillet l’amiral Benoît de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, devant une commission parlementaire. «L’action de l’État est d’abord une surveillance particulièrement attentive de cette flotte dont on estime qu’elle pourrait se composer d’environ 900 navires, parmi lesquels une dizaine est suivie quotidiennement en Manche», a indiqué l’amiral Benoît de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Cette flotte clandestine ne concerne «pas que les intérêts russes, mais également ceux d’autres pays comme l’Iran ou la Corée du Nord», a-t-il noté. Le ministre estonien de la Défense, Hanno Pevkur, avait, pour sa part, estimé à environ 500 le nombre total de navires de la flotte fantôme russe. Dans le cadre d’un 18ème train de sanctions, proposé par la Commission européenne, l’UE veut ajouter 70 pétroliers «fantômes» à sa liste de navires déjà utilisés par Moscou, qui compte actuellement 342 noms. Ce phénomène se fonde sur la liberté internationale d’immatriculation des navires, de sorte que le pavillon du navire n’a aucun rapport avec son exploitation ; la notion de port d’attache est tout au plus administrative ; un port sans attache aucune est indiqué souvent à la poupe du navire. «Il s’agit essentiellement de tankers de moyenne capacité, souvent de construction ancienne, récemment acquis par des opérateurs peu identifiables et ne respectant pas souvent les standards minimums de sécurité. Nous avons également des doutes sur la solidité de la police d’assurance face à cet enjeu», a rappelé l’amiral.

Le 1er mai 2023, le pétrolier Pablo, battant pavillon gabonais, radié de trois autres registres précédemment (Cameroun, îles Cook, Tanzanie), explose dans la ZEE de la Malaisie ; il n’est pas assuré et n’a pas de société de classification connue ; il a été radié du Polish Register of Shipping, selon la base Equasis, puis du ClassNK japonais, puis de l’IRS (IRClass) indien ; il a 27 ans d’âge. Il contournait les sanctions internationales contre l’Iran et naviguait provenant de Chine. Pétrolier aframax de 96 800 tpl, il a pris feu au mouillage le 1er mai, à 75 km au large de Pulau Tinggi, près de l’entrée du détroit de Singapour, au large de la côte sud de la Malaisie. Le feu a été éteint, le navire est resté à flot. 25 membres d'équipage ont été secourus par deux navires présents sur zone, mais trois marins sont portés disparus, deux indiens et un Ukrainien.

En mer Noire, la Russie avait eu recours à deux grandes barges fluviales, qui se sont abordées, le 15 décembre 2024, à proximité du pont de Kertch, reliant la Mer d’Azov,et la Mer Noire. Le MV Volgoneff-212 et le MV Volgoneff-239, battant pavillon russe, ont été pris dans une tempête, en mer au sud du détroit ; le premier s’est coupé en deux et a libéré 4 900 tonnes de fioul. Le second fut endommagé, mais a pu rejoindre le port de Tarman, où il s’est échoué. Il est résulté de cet abordage une marée noire. Ces barges fluviales ne devaient pas naviguer en mer ; l’armateur avait été condamné pour ce motif en 2019. Elles ont vu leur vie prolongée avec la guerre en Ukraine et le manque de pétroliers maritimes.

Selon la base de données Equasis, Fractal Shipping, société de Dubaï, gère une flotte d’au moins 24 pétroliers qui se rendent quasi exclusivement en Russie. Certains d’entre eux sont couverts à la fois par une assurance occidentale et russe (Ingosstrakh) si jamais, en cas d’accident, la compagnie occidentale découvre une violation des sanctions et refuse le dédommagement. Contrairement aux navires fantômes, Fractal Shipping fait partie de ces compagnies de l’ombre spécialisées dans le transport risqué du pétrole russe, mais qui n’enfreignent pas les sanctions internationales, car elles achètent au-dessous de 60 dollars le baril. Depuis que la Suisse, un centre mondial pour les négociants en matières premières, a appliqué à son tour les sanctions occidentales, plusieurs négociants en pétrole ont quitté Genève pour s’installer dans les tours climatisées de Dubaï. En mai 2023, l’Inde achetait 40,4 % de son pétrole importé à la Russie, contre seulement 2 % avant le conflit. Ces approvisionnements lui auraient permis d’économiser plus de 7 milliards de dollars entre avril 2022 et mai 2023, grâce au bas prix des hydrocarbures russes, soumis aux sanctions. L’Inde réexporte sous la forme de diesel ou de gazole, après l’avoir raffiné sur son sol, parfois en Europe. Les sanctions internationales ont tari environ de moitié les revenus que la Russie tire des hydrocarbures, un pilier qui contribuait à lui seul à 45 % du budget de l’Etat. 

Cela explique le durcissement des sanctions décidées par l’Union européenne, un 17ème train de sanctions décidées en mai 2025.


Julien Buissou, Francesca Fattori & Riccardo Pravettoni, "La flotte fantôme : enquête sur les nouvelles routes du pétrole russe", Le Monde, 8 novembre 2023 

https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/06/la-flotte-fantome-enquete-sur-les-nouvelles-routes-du-petrole-russe_6184606_3210.html

 

Caroline Devaux, "Les navires fantômes : analyse des pratiques d'immatriculations frauduleuses", Colloque Les pavillons de navires : défis, dérives, et perspectives pour une gouvernance durable des océans, 12 juin 2024, Oceanext, université de Nantes

 

Mounir Moatassim, « Légalité des sanctions européennes et contournement par les navires fantômes », Droit Maritime Français, 2025, n° 879, pp. 404-413.


Le Point sur les sanctions de l'UE contre la Russie 

https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions-against-russia-explained/#oilban


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