Gens de mer marins et gens de mer non marins ? Illustration.

01/03/2024

 Quelles différences quant aux litiges et à la juridiction compétente ?

Une salariée est embauchée du 11 mars au 1er juin 2015 par une société de charter ; elle est habituellement marin, gens de mer marin. Elle saisit le tribunal d’instance, le 6 mars 2018, en vue de la reconnaissance d’un contrat de travail et des paiements liés à l’exécution et la rupture de son contrat de travail. Elle considère avoir été employée comme hôtesse et cuisinière sur un navire de plaisance, et donc être marin. Elle a demandé l’ouverture d’une procédure de conciliation à la Direction Départementale des Territoires et de la Mer (DDTM), mais cette procédure n’a pas été ouverte, de sorte qu’un procès-verbal de non-conciliation n’a été joint à la saisine du tribunal d’instance. Sa demande a été déclaré irrecevable.

La cour d’appel d’Aix-en-Provence, le 25 mars 2022, confirme cette irrecevabilité. Si le directeur départemental des territoires et de la mer (DDTM) procède à la tentative de conciliation entre les marins et leurs employeurs, dans les cas prévus par les articles L. 5542-48 et L. 5621-18 du code des transports, selon l’article 1er du décret n° 2015-219 du 27 février 2015 relatif à la résolution des litiges individuels entre les marins et leurs employeurs, encore faut-il qu'il s'agisse d'un litige maritime, concernant un marin.

La compétence du tribunal d'instance est liée à un contrat d'engagement maritime, concernant un gens de mer marin, peu importe que le marin soit embarqué ou non : « Tout différend qui peut s'élever à l'occasion de la formation, de l'exécution ou de la rupture d'un contrat de travail entre l'employeur et le marin » (art. L. 5542-48 C. Transports). La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a créé le Tribunal Judiciaire, fusionnant le Tribunal de Grande Instance (TGI) et le tribunal d’instance (TI). « Le tribunal judiciaire connaît des contestations relatives à la formation, à l'exécution ou à la rupture du contrat de travail entre l'employeur et le marin, dans les conditions prévues par le livre V de la cinquième partie du code des transports » (art. R. 211-3-5 Code de l’Organisation Judiciaire).

Selon l'arrêt d’appel, l'autorité de l'Etat a motivé son refus de donner une suite à la demande de conciliation, par le fait qu'entre le 11 mars 2015 et le 1er juin 2015, la salariée était déclassée en tant que marin et ne répondait plus aux conditions d'exercice de la profession de marin au cours de la période d'embarquement alléguée. Nous n’avons malheureusement eu accès à aucune précision supplémentaire. La salariée pouvant être travailleuse terrestre, relevant alors de la compétence prud’homale, ou gens de mer non marin, ce qui ouvre vers la même compétence du Conseil de Prud’hommes. La cour d’appel d’Aix-en-Provence précise qu’il lui appartenait de former tout recours utile à l'encontre de ce refus lui faisant grief, qu’elle ne peut valablement en déduire le respect de la tentative de conciliation préalable imposée par la loi. S’agissant d’un refus de l'administration cette indication renvoie vers des recours administratifs non contentieux, gracieux ou hiérarchique, ainsi qu’à un éventuel recours pour excès de pouvoir auprès du tribunal administratif.

Quoiqu’il en soit, c’est un pourvoi en cassation qui a été formé. Le 7 février 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation casse l’arrêt aixois, remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence autrement composée. Il s’agit d’une cassation pour contradiction de motifs nous semble-t-il.

En statuant ainsi, alors qu'il ressortait de ses constatations que la salariée n'avait pas la qualité de marin, qu'elle soutenait avoir également été engagée en qualité d'hôtesse et de cuisinière, c'est-à-dire en qualité de gens de mer non marin en sorte que les dispositions de l'article L. 5542-48 du code des transports tenant à l'existence d'une tentative de conciliation préalable devant le Directeur départemental des territoires de mer n'étaient pas applicables, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Il nous semble que selon la Cour de cassation, il appartenait au juge judiciaire de statuer sur le statut de la salariée, gens de mer non marin ou gens de mer marin, ce qui suppose que le juge judiciaire statue sur le refus de l’administration d’ouvrir une procédure de conciliation, sans que le juge judiciaire puisse renvoyer cette question de qualification au contentieux administratif.


Il faut immédiatement signaler que nous ne sommes pas absolument certain de notre propre analyse, dans l’attente de lire d’autres commentaires. Cependant, il est essentiel d’expliquer cette distinction des gens de mer marins et des gens de mer non marins, de revenir sur les régimes juridiques distincts, dont cette question des compétences juridictionnelles, entre le Tribunal Judiciaire et le Conseil de Prud’hommes.

 

Gens de mer marins et gens de mer non marins.

Cette question n’est pas tout à fait nouvelle : une salariée, engagée en qualité d'hôtesse chargée de fonctions de service et d'entretien sur un voilier, occupe-t-elle un emploi permanent relatif à la marche, à la conduite, à l’entretien ou à l’exploitation du navire, quand celui-ci est amarré à un ponton pour accueillir visiteurs et clients ? Son employeur est-il l’armateur (Cass. soc. 26 septembre 2007, Sté Saint-Tropez Gulf Holidays, DMF 2008, n° 688, pp. 15-21) ? Il convenait de distinguer à bord d’un navire les marins et les autres travailleurs non marins.

Le Code des transports de 2010 a introduit la notion de gens de mer, anticipant sur l’entrée en vigueur de la Convention du travail maritime de 2006 de l’OIT. Celle-ci assimile les notions de gens de mer et de marin : « gens de mer ou marin désigne les personnes employées ou engagées ou travaillant à quelque titre que ce soit à bord d'un navire auquel la présente convention s'applique » (art. II-1-f ). Cette approche large a été retenue afin de limiter la segmentation des statuts, liée à la pratique d’ouvriers embarqués pour l’entretien du navire, travailleurs terrestres à bord. Cependant, elle permet aux Etats, qui l’ont ratifié, des dérogations quand les personnels sont embarqués occasionnellement et ne participent pas aux fonctions du navire ; il existe donc à bord des personnels autres que gens de mer. 

Compte tenu des spécificités du régime spécial de sécurité sociale des marins, l’Établissement National des Invalides de la Marine (ENIM), il est apparu nécessaire en France de distinguer les gens de mer marins, affiliés à l’ENIM, et les gens de mer non marins, le plus souvent affiliés au Régime général de sécurité sociale des Travailleurs salariés (RGSSTS). Les gens de mer non marins travaillant à bord d’un navire, relèvent du droit du travail maritime, ce mélange de règles du code du travail et du code des transports, mais un mélange différent de celui applicable aux gens de mer marins (P. CHAUMETTE, « Gens de mer marins, gens de mer non marins et autres », DMF 2016, n° 781, pp. 483-494 : « Perspectives sur le droit social des gens de mer », DMF 2023, n° 863, Le DMF a 100 ans, pp. 1001-1004). Il en résulte une fragmentation des statuts professionnels, ici illustrée.

L'article L. 5511-1 du code des transports distingue les gens de mer et les marins : les marins sont des gens de mer salariés ou non salariés exerçant une activité directement liée à l'exploitation du navire (3°) ; il existe des marins au commerce et des marins à la pêche. Les gens de mer sont toutes personnes salariées ou non salariées exerçant à bord d'un navire une activité professionnelle à quelque titre que ce soit (4°). Donc les marins font partie des gens de mer, mais il existe des gens de mer non marins, ou autres que marins, dont le régime juridique est défini par les articles L 5549-1 à L. 5549-5 du Code des transports. Le décret n° 2015-454 du 21 avril 2015 est relatif à la qualification de gens de mer et de marins : il précise la notion d’exploitation à bord qui comporte les activités professionnelles relatives à la marche, à la conduite ou à l'entretien ainsi que celles qui sont nécessaires pour assurer l'ensemble des fonctionnalités du navire (art. R. 5511-1). Certaines fonctions sont réputées relever de la qualification de marin (art. R. 5511-2). Les gens de mer autres que marins sont les agents des entreprises privées de protection des navires, les personnels de restauration, qui ne servent pas l’équipage du navire ou des passagers (art. R. 5511-3 et R. 5511-4) ; il s’agit aussi des personnels « autres que gens de mer » exerçant à bord plus de 45 jours sur une période de six mois consécutifs (art. R. 5511-5, R. 5511-6 et R. 5511-7) (P. CHAUMETTE, « Gens de mer marins, gens de mer non marins et autres », DMF 2016, n° 781, pp. 483-494). Ces diverses catégories donnent lieu à des régimes juridiques plus ou moins différents.

Aux termes l’article L 5542-48 C. transports, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019, « tout différend qui peut s'élever à l'occasion de la formation, de l'exécution ou de la rupture d'un contrat de travail entre l'employeur et le marin est porté devant le juge judiciaire. Sauf en ce qui concerne le capitaine, cette instance est précédée d'une tentative de conciliation devant l'autorité compétente de l'Etat. » La loi du 24 décembre 2019 a étendu la tentative de conciliation aux litiges concernant le capitaine du navire.

L’article L. 5549-2 du code des transports précise que cet article L. 5542-48 ne s’applique pas aux gens de mer autres que marins, même dans sa version antérieure à la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019, loi d’orientation des mobilités (art. 145). Non seulement la tentative de conciliation devant l'autorité compétente de l'Etat, le directeur département des Territoires et de la Mer, (DDTM) ne s’impose pas, mais la compétence du Tribunal Judiciaire non plus. Le litige relève de la compétence d’un Conseil de prud’hommes. La compétence juridictionnelle découle des dispositions de l’art. L. 5542-48 qui ne s’applique pas aux gens de mer autres que marins. Nous ne pouvons développer ici les autres dispositions de l’article L 5549-2 qui sont également inapplicables aux gens de mer non marins (« Le présent titre IV s'applique également aux gens de mer autres que marins, à l'exception des articles L. 5542-7 et L. 5542-8, L. 5542-15, L. 5542-17, L. 5542-21 à L. 5542-28, L. 5542-34 à L. 5542-38, L. 5542-40 à L. 5542-44, L. 5542-48, L. 5542-52, L. 5544-12, L. 5544-21, L. 5544-34 à L. 5544-41, L. 5544-43 à L. 5544-54, L. 5544-56, L. 5544-57 et L. 5546-2, ainsi que les articles L. 5542-11 à L. 5542-14 en tant qu'ils concernent le contrat au voyage »).

 

Autres que gens de mer marins.

La question de cette procédure de conciliation et des conséquences d’un refus de l’administration ne concerne pas seulement les gens de mer non marins, elle peut aussi concerner des capitaines d’armement, affiliés à l’ENIM, mais travaillant à terre (CA Aix-en-Provence, 7 juin 2011, SA Paul Ricard, DMF 2012, n° 737, pp. 522-528 « Des compétences juridictionnelles dans le travail des marins »). Il en est de même des marins, embarqués sous pavillon étranger, qu’ils résident en France ou non, quelle que soit leur nationalité : échappant aux dispositions du code des transports, leurs litiges dans un port français relèvent de la compétence prud’homale (Cass. soc. 28 mars 2018, n° 16-20746, DMF 2018, n° 804, pp. 514-517, « Travail maritime international, compétence du Conseil de Prud’hommes confirmée »). Il faut enfin évoquer les marins occasionnels ou ceux du littoral, catégories créées par l’Ordonnance n° 2020-933 du 29 juillet 2020 (art. L. 5541-1-3 et L. 5551-1-II C. transp.) ; ils ne relèvent pas des dispositions du titre IV du livre V de la cinquième partie du code des transports, donc de la compétence du tribunal judiciaire : là également, la compétence prud’homale s’impose (P. CHAUMETTE, « Activités maritimes accessoires et activités maritimes aux voyages à proximité du littoral. Deux catégories nouvelles : les marins du littoral et les marins accessoires », DMF 2021, n° 835, pp. 387-397).

Patrick CHAUMETTE

Professeur émérite de l’université de Nantes

Documents associés :