Du suicide d'un capitaine de navire - responsabilité pénale de l'armement

23/02/2023

La chambre criminelle de la Cour de cassation a retenu la responsabilité pénale pour homicide involontaire de l'armement, le 31 janvier 2023, à la suite du suicide d'un capitaine de navire.

Le commandant Philippe Deruy, âgé de 47 ans, commandait le porte-conteneurs Lapérouse de la CMA-CGM, lorsque celui-ci est entré en collision avec un caboteur fluvio-maritime, le Thèbe, le 23 décembre 2010, au large des Pays-Bas, dans le DST Off Vlieland en Mer du Nord. Le porte-conteneurs a appareillé du Havre pour Hambourg ; en fin d’après-midi, il rattrape deux navires, dont le Thebe, caboteur fluvio-maritime qui fait route, sur ballast, de Terneuzen vers Hambourg. Au cours de sa manœuvre de dépassement, le Lapérouse aborde l’arrière bâbord du THEBE avec son bulbe puis, plus sur l’avant, avec son arrière tribord. Il n’y a ni blessés ni pollution. Les deux navires ont des avaries de coque, mais demeurent manœuvrants. Le Thebe rejoint le port de Den Helder et le Lapérouse continue sa route vers Hambourg, avec l’accord du MRCC de Den Helder. Le commandant a fait toute sa carrière à la CMA-CGM ; il commande depuis 2004. Durant 4 mois en 2010, il a assuré des sessions de formation aux capitaines de la compagnie sur simulateur de navigation. Il a embarqué au Havre le 21 décembre 2010. Il n’a jamais navigué auparavant avec le 3ème lieutenant, âgé de 29 ans, titulaire du DESMM depuis juillet 2010, de quart au moment de la collision. Le système d’alarme d’homme mort était en service, alors que cette organisation, en période d’obscurité, est contraire aux dispositions de la Convention SOLAS, selon le rapport d’enquête du BEA Mer. Jusqu’à 18h, le commandant est plusieurs fois monté à la passerelle et a considéré que la situation était maîtrisée par l’officiers de quart. A 18h18, le lieutenant décide de venir à gauche, afin de laisser le Thèbe clair sur son tribord. Le gyro-pilote semble réagir lentement ; le lieutenant agit sur la barre manuelle pour évoluer plus rapidement ; à 18h22 l’avant du Lapérouse heurte l’arrière du Thebe ; l’arrière du Lapérouse viendra à nouveau heurter le Thebe. A 18h24, le commandant, appelé par le stagiaire à la demande du lieutenant, arrive immédiatement en passerelle. Informé de la situation par le lieutenant et du doute sur la collision, il réduit l’allure, puis stoppe à quelque distance du THEBE. Il appelle le Designated Person Ashore (DPA) du navire qui déclenche une cellule de crise au siège de la compagnie (v. Cdt B. Apperry, « Code ISM : Personne désignée, un sacré job », AFCAN, 2007, https://afcan.org/dossiers_reglementation/ism_p15_fr.html).

Le Thebe rallie le port de Den Helder, tandis que le Lapérouse reprend sa route vers Hambourg, où il effectuera ses opérations commerciales, puis ses réparations. Il n’y a pas eu de pollution. Selon le rapport du BEA Mer du 20 avril 2011, l’abordage du THEBE est imputable au facteur humain, la décision tardive due à une erreur d’appréciation de l’officier de quart du Lapérouse, l’absence de tentative de manœuvre de dernière extrémité du Thebe. Il est noté que l’absence de matelot timonier à la passerelle du porte-conteneurs n’est pas neutre dans cet événement. L’armement CMA-CGM a conduit une enquête interne, qui a conclu à l’absence de faute dans cet abordage, mais a immédiatement modifié l’organisation du quart et du travail à bord de ses navires en appliquant strictement la Convention SOLAS.

Les réparations ont pris trois semaines à Hambourg et couté 720 000 euros. Le CMA CGM Lapérouse est un porte-conteneurs de la classe Explorateur, livré en septembre 2010 par les chantiers coréens Daewoo, d’une capacité de 13 800 EVP. Il est le quatrième de la série débutée en juillet 2010, avec le Christophe Colomb. Il a couté 110 millions d’euros et fait partie des fleurons de la flotte de cet armement. En 1995, ont été mis en service des navires pouvant porter 6 500 boîtes, puis 8 500, puis 11 400, avec à chaque fois le sentiment d’avoir atteint une limite. L’armement a mis en service en février 2018 le Saint Exupéry de 20 600 boîtes. Le 24 juin 2022, a été livré par le chantier chinois Hudong-Zonghua, l’Ever Alot de l’armement Evergreen taïwanais, première unité de 24 000 EVP.

Dans un tel contexte, la direction de l’armement a immédiatement débarqué le commandant du Lapérouse, envisageant de le renvoyer, mais y renonçant en l’absence de faute prouvée. Le mythe du capitaine, seul maître à bord, et responsable de tout semble tenace à la tête de l’armement. Le commandant rembarque afin de former son successeur, et débarque à Suez. Une affectation à terre lui a été proposée, en lien avec la formation, sans qu’à aucun moment, il ne puisse s’expliquer dans une procédure formelle. Le 14 février 2011, le commandant se suicide à Nice dans la cave de son domicile : « Je n’ai plus d’avenir et cela m’est insupportable… alors je fais ce qu’ils espèrent tant… disparaître. » L’Association Française des capitaines de navires (AFCAN) par l’intermédiaire du Cdt P. Le Vigouroux, dénonça O tempora, O mores... maritimes, la pression sur les capitaines de navires. Le directeur des armements français démissionnera, refusant une sanction déguisée (L. Leroux, « La compagnie maritime CMA CGM jugée pour « homicide involontaire » après le suicide d’un commandant », Le Monde, 9 nov. 2020).


Le tribunal correctionnel de Marseille, le 18 décembre 2020, a déclaré la société coupable d'homicide involontaire, l'a condamnée à 100 000 euros d'amende. Le tribunal a considéré qu’il existe un lien évident entre le suicide du commandant et "la gestion chaotique des suites d’une collision" en mer. Des atermoiements, des "jugements catégoriques" du président, l’incertitude dans laquelle était laissé le commandant auquel étaient promis des entretiens finalement annulés, sont autant de "manquements à l'obligation de la compagnie d’assurer la sécurité et la protection de la santé physique et mentale du capitaine. Ont été adoptées des mesures assimilables à des sanctions disciplinaires, sans suivre la procédure, permettant le respect des droits de la défense. Ce jugement a été confirmé par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, le 25 octobre 2021 ; le pourvoi en cassation est rejeté. « Le comportement fautif de l'employeur a été le facteur déclenchant de son passage à l'acte suicidaire. Alors qu'une enquête interne avait établi qu'aucune faute ne pouvait être retenue à l'encontre du salarié, il a été affecté à un poste à terre, mal défini, sans qu’il ne puisse s’expliquer, à la suite d’une période d’indécision sur son avenir professionnel, ce qui constituait une sanction déguisée ».


Si la responsabilité du capitaine n'est pas remise en cause, au contraire, comme l’illustre cet exemple malheureux, son pouvoir de décision l'est, cependant, petit à petit et de plus en plus. En raison de la réduction des effectifs, plus de la moitié des navires sont armés de nuit d'une seule personne en passerelle, en contradiction avec la convention COLREG. L’effectif réduit est imposé au capitaine. Entre les procédures à respecter, les éventuelles inspections à préparer, l’excès de confiance dans les outils numériques, il arrive qu'en chenal l'officier de quart ne sache pas exactement où se trouve le navire. La valeur d’un capitaine se mesure à la confiance que l’équipage met en lui, mais qu’en est-il de l’armement actuellement ? (v. H. Ardillon, « Les rôles et responsabilités du capitaine de navire », Académie de Marine, Paris, séance du 17 avril 2013). Si le capitaine a autorité sur toutes les personnes présentes à bord, la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation sur les mobilités a complété l’article L. 5531-1 du code des transports : « L’armateur fournit au capitaine les moyens nécessaires à l’exercice de cette autorité et n’entrave pas les décisions qui en relèvent. » Les décideurs des armements ont-ils une connaissance convenable des conditions d’exercice de ces fonctions ?


En juillet 2017, les représentants de la compagnie et les proches du commandant se sont retrouvés sur la passerelle de La Traviata, un porte-conteneurs que Philippe Deruy commandait et avait sauvé, en 2008, en pleine tempête dans le port de Tanger, forçant l’admiration des gens de mer ; une plaque a été déposée à bord.

     Ci-dessous l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation et les observations.

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