Contrat d'engagement maritime international : l'arrêt Schlecker trouble la cohérence

03/10/2023

La cour d’appel d’Aix, dans un arrêt du 22 septembre 2023, effectue un travail qui semble de prestidigitation. La loi d’autonomie contractuelle est escamotée, avant de revenir sous la forme de la loi avec laquelle le contrat a les liens les plus étroits, ce qui permet alors d’escamoter la loi du lieu habituel de travail, ici la loi française. Ce raisonnement doit être analysé avec attention, ainsi que les troubles qu’il engendre.

La société Magellan a recruté un capitaine de navire, le 30 mars 2012, en contrat à durée indéterminée. Le 15 avril 2015, elle notifié au capitaine la rupture de son contrat de travail ; celui-ci a saisi le conseil d’instance de Cannes le 27 octobre 2016, qui s’est reconnu compétent par jugement du 21 janvier 2019, a déclaré que le contrat de travail était soumis au droit luxembourgeois. Le capitaine a relevé appel de ce jugement le 12 février 2019, mais ne conteste pas la compétence du tribunal d’instance, alors que le plus souvent ces contentieux internationaux maritimes du travail relèvent des conseils de prud’hommes. Ainsi le conflit de juridictions est-il réglé. Il ne reste que le conflit de lois : la relation de travail ne relève-t-elle que du droit luxembourgeois ? La réponse de la cour d’appel d’Aix est positive et interroge. Si le marin a saisi le tribunal du travail de Luxembourg, avant de se désister, il n’a jamais admis l’application de la seule loi du Luxembourg.

 

1°) Le lieu habituel de travail du marin.

Le texte de référence est le Règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (dit Rome 1). Le contrat de travail est régi par la loi choisie par les parties, mais ce choix ne peut toutefois avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui, à défaut de choix, aurait été applicable (art.8). La cour d’appel analyse la jurisprudence de la CJUE en la matière qui recherche la loi du lieu habituel de travail, ou du dernier lieu habituel de travail. Le lieu habituel de travail est celui l’obligation caractérisant le contrat a été ou doit être exécutée est celui ou à partir duquel le travailleur s’acquitte principalement de ses obligations à l’égard de son employeur (CJCE 13 juillet 1993, C-125/92, Mulox IBC Ltd, point 20, 9 janvier 1997, C-385/95, Rutten, point 23, 15 mars 2011, C 29/10, Koelzsch, points 48 et 49, 14 septembre 2017, C-168/16 et C-169/16, Nogeira, point 64 et 77). Cette jurisprudence a concerné des travaux sur le plateau continental de plusieurs Etats membre (CJUE 27 février 2002, C-37/00, Weber, point 52, DMF 2002 pp. 632-648, "Conflit de juridictions pour un travail effectué dans les eaux territoriales et sur le plateau continental de deux Etats membres de l'Union européenne"). 

Concernant le contrat de travail dans le secteur maritime, la CJUE considère que lorsqu’un travailleur exerce ses activités dans plus d’un État contractant, le critère du lieu d’exécution habituelle du contrat de travail a vocation à s’appliquer lorsqu’il est possible, pour la juridiction saisie, de déterminer l’État avec lequel le travail présente un rattachement significatif : ce critère doit être entendu comme se référant au lieu dans lequel ou à partir duquel le travailleur exerce effectivement ses activités professionnelles et, en l’absence de centre d’affaires, au lieu où celui-ci accomplit la majeure partie de ses activités ; en considération de la nature du travail dans le secteur maritime, la juridiction saisie doit tenir compte de l’ensemble des éléments qui caractérisent l’activité du travailleur et, notamment, établir dans quel État est situé le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport, reçoit les instructions sur ses missions et organise son travail, ainsi que le lieu se trouvent ses outils de travail et que s’il ressort des constatations de la juridiction que le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport et reçoit également les instructions pour ses missions est toujours le même, ce lieu doit être considéré comme étant celui où il accomplit habituellement son travail (CJUE 15 décembre 2011, C-384/10, Jan Voogsgeerd c/ Navimer SA, points 37 à 39, DMF 2012, n° 734, pp. 219- 233, « De l’établissement d’exploitation du navire et du lieu habituel de travail d’un marin »).

En l’absence d’un centre effectif des activités professionnelles, la CJUE juge que  lorsque le salarié ne disposait pas dans un des États contractants d’un bureau qui aurait constitué le centre effectif de ses activités professionnelles et à partir duquel il se serait acquitté de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur, le critère pertinent à prendre en considération pour déterminer le lieu de travail habituel, est, en principe, l’endroit où le travailleur a accompli la majeure partie de son temps de travail pour le compte de son employeur, que ce critère implique logiquement que l’intégralité de la période d’activité du travailleur soit prise en compte pour déterminer l’endroit où le salarié a accompli la partie la plus significative de son emploi et où, dans un tel cas de figure, se situe le centre de gravité de son rapport contractuel avec l’employeur et que ce ne serait que dans l’hypothèse où, compte tenu des éléments de fait du cas d’espèce, l’objet de la contestation en cause présente des liens de rattachement plus étroits avec un autre lieu de travail que ce principe ne trouverait pas à s’appliquer (CJUE 27 février 2002, C-37/00, Weber, point 50 et 52, DMF 2002 pp. 632-648 ; « Conflit de juridictions pour un travail effectué dans les eaux territoriales et sur le plateau continental de deux Etats membres de l’Union européenne »).

La cour d'appel constate que le navire "Sud" participe à des croisières maritimes et bénéficie d'un statut de visiteur au port de Cannes depuis 2011 et croise en Méditerranée à partir de ce port. Il en résulte que le centre effectif des activités professionnelles du marins se trouve à Cannes. "Dès lors, à défaut de désignation expresse ou implicite du droit applicable à la relation de travail, le droit français aurait eu vocation à régir le relations contractuelle, conformément à l'article 8, point 2 du Règlement Rome I".

La cour d’appel dénature les dispositions de cet article 8, qui se réfère d’abord à la loi choisie par les parties, ici la loi luxembourgeoise, qui ne peut priver le travailleur de la protection des dispositions impératives de la loi du lieu habituel de travail, ici la loi française. Ces deux lois doivent être comparées, objet par objet, et les dispositions les plus protectrices du travailleur doivent être chaque fois appliquées (Cass. soc., 1er février 2017, n° 15-23723, Songey Ltd, navire yacht King K, DMF 2017, n° 789, p. 211-217, obs. Fl. Thomas, « Contrat d’engagement maritime international : comparaison obligatoire des lois d’autonomie et du lieu habitue lde travail » - S. Drapier, « Bataille de lois applicables au contrat d’engagement maritime international », Neptunus e-revue, université de Nantes, vol. 23, 2017/ 3, www.cdmo.univ-nantes.fr – L. Pailler, « L'articulation des dispositions impératives objectivement applicables au contrat de travail international et de la loi élue par les parties (à propos de l'article 6 § 1 de la convention de Rome) », note sous cass. soc., 9 juill. 2015, Dr. social, 2015, p. 741).

 

« A défaut de désignation express ou implicite du droit applicable à la relation de travail » correspond à une totale inexactitude, puisque le contrat est soumis à la loi luxembourgeoise, ce que note clairement la cour : « Le contrat de travail conclu entre M. et la société Magellan prévoit expressément l’application du droit luxembourgeois ».

La loi d'autonomie contractuelle est escamotée, avant de revenir sous la forme de la loi avec laquelle le contrat a les liens les plus étroits, ce qui permet d'escamoter la loi du lieu habituel de travail, ici la loi française. la cour d'Aix réalise un travail de prestidigitation.

 

2°) La loi avec laquelle le contrat a les liens les plus étroits.

L’article 8 du Règlement (CE) n° 593/2008 comporte un dernier paragraphe : « 4. S'il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays que celui visé au paragraphe 2 ou 3, la loi de cet autre pays s'applique ».

Il est de principe que lorsqu’un contrat est relié de façon plus étroite à un État autre que celui de l’accomplissement habituel du travail, il convient d’écarter la loi de l’État d’accomplissement du travail et d’appliquer celle de cet autre État (CJUE 12 septembre 2013, C-64/12, Anton  Schlecker c/ Melitta Josefa Boedeker, point 39) et que cette interprétation ne doit pas nécessairement conduire à l’application, dans tous les cas de figure, de la loi plus favorable pour le travailleur (CJUE, Schleker, C 64-12, point 34). Cet arrêt a été fortement commenté et assez critiqué (L. Idot, « Loi applicable au contrat de travail et clause d'exception. La clause d'exception peut jouer et écarter la loi du lieu d'accomplissement du travail dès lors qu'il existe un lien plus étroit entre le contrat de travail et la loi d'un autre pays », Europe 2013, Novembre, Comm. nº 11 pp. 53-54 - F. Jault-Seseke, « Loi applicable au contrat de travail, la pertinence du critère du lieu d'exécution habituelle du travail relativisée », Revue de Droit du Travail, Dalloz, 2013 pp. 785-788 – E. Pataut, RCDIP 2014, n° 1, pp. 159-174).

Mme Boedeker a travaillé aux Pays-Bas pendant onze ans pour la firme Anton Schlecker, entreprise allemande, en maintenant son domicile en Allemagne ; elle est mutée en Allemagne, à Dortmund, ce qu’elle accepte, puis refuse. Mme Boedeker revendique l’application du droit néerlandais à sa relation de travail, plus favorable quant au refus d’une mutation, quand la loi allemande est la loi d’autonomie contractuelle.  La CJUE a considéré que le contrat avait les liens les plus étroits avec la loi allemande, même moins favorable, même loi d’autonomie.

Lorsqu’un contrat est relié de façon plus étroite à un Etat autre que celui de l’accomplissement habituel du travail, il convient d’écarter la loi de l’Etat d’accomplissement du travail et d’appliquer celle de cet autre Etat. La CJUE prévoit bien une méthode principale de recherche objective du dernier lieu habituel de travail, et une approche d’exception, également objective, lorsqu’un contrat est relié de façon plus étroite à un Etat autre que celui de l’accomplissement habituel du travail uniquement. Dans l’arrêt Schlecker, la méthode est fournie avec précision : "32 - Ainsi, aux fins de déterminer le droit applicable, le critère du rattachement du contrat de travail en cause au lieu où le travailleur accomplit habituellement ses fonctions doit être pris en considération de façon prioritaire et son application exclut la prise en considération du critère subsidiaire du lieu du siège de l’établissement qui a embauché le travailleur (voir, en ce sens, arrêts précités Koelzsch, point 43, ainsi que Voogsgeerd, points 32, 35 et 39)."

"35 - Ainsi qu’il découle de la lettre et de l’objectif de l’article 6 de la convention de Rome, le juge doit, dans un premier temps, procéder à la détermination de la loi applicable sur la base des critères de rattachement spécifiques figurant au § 2, sous a) et, respectivement, sous b) de cet article, lesquelles répondent à l’exigence générale de prévisibilité de la loi et donc de sécurité juridique dans les relations contractuelles (voir, par analogie, arrêt du 6 octobre 2009, ICF, aff ; 133/08, Rec. p. I-8209 ; 9687, point 62)."

"36 - Toutefois, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 51 de ses conclusions, lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, il appartient au juge national d’écarter les critères de rattachement visés à l’article 6, § 2, sous a) et b), de la convention de Rome et d’appliquer la loi de cet autre pays."

"39 - Il ressort de ce qui précède qu’il appartient à la juridiction de renvoi de procéder à la détermination de la loi applicable au contrat en se référant aux critères de rattachement définis à l’article 6, § 2, premier membre de phrase, de la convention de Rome, et en particulier au critère du lieu d’accomplissement habituel du travail, visé à ce paragraphe 2, sous a). Toutefois, en vertu du dernier membre de phrase de ce même paragraphe, lorsqu’un contrat est relié de façon plus étroite à un État autre que celui de l’accomplissement habituel du travail, il convient d’écarter la loi de l’État d’accomplissement du travail et d’appliquer celle de cet autre État."

"40 - À cette fin, la juridiction de renvoi doit tenir compte de l’ensemble des éléments qui caractérisent la relation de travail et apprécier celui ou ceux qui, selon elle, sont les plus significatifs. Ainsi que la Commission l’a mis en exergue et que M. l’avocat général l’a indiqué au point 66 de ses conclusions, le juge appelé à statuer sur un cas concret ne saurait cependant automatiquement déduire que la règle énoncée à l’article 6, paragraphe 2, sous a), de la convention de Rome doit être écartée du seul fait que, par leur nombre, les autres circonstances pertinentes, en dehors du lieu de travail effectif, désignent un autre pays.

"41 - Parmi les éléments significatifs de rattachement, il convient, en revanche, de prendre notamment en compte le pays où le salarié s’acquitte des impôts et des taxes afférents aux revenus de son activité ainsi que celui dans lequel il est affilié à la sécurité sociale et aux divers régimes de retraite, d’assurance maladie et d’invalidité. Par ailleurs, la juridiction nationale doit également tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire, telles que, notamment, les paramètres liés à la fixation du salaire ou des autres conditions de travail. »


 

La cour d’appel d’Aix reprend la même méthode : il ressort des bulletins de paie du marin et de sa fiche de sécurité sociale du Luxembourg du 25 mai 2016, que ce dernier a payé ses impôts au Luxembourg, qu’il a bénéficié des avantages fiscaux propres à ce pays, qu’il a également été soumis au régime de sécurité sociale du Grand-Duché de Luxembourg, qu’il a réglés ses cotisations sociales au Luxembourg, que son salaire lui a été payé conformément au droit luxembourgeois et qu’il a pris des jours de congés payés prévus par le droit luxembourgeois . Il en résulte en conséquence que le contrat de travail présentait des liens plus étroits avec le Grand-Duché de Luxembourg et que, à défaut de désignation expresse ou implicite du droit applicable à la relation de travail, le droit luxembourgeois aurait eu vocation à régir la relation contractuelle conformément à l’article 8, point 4, du Règlement de Rome I. Il convient de rappeler que, peu important que ce droit soit moins favorable, le droit du pays avec lequel le contrat de travail présente des liens plus étroits prime sur le droit du pays d’exécution habituelle du contrat de travail, (CJUE, Schleker, C 64-12, point 34).


« A défaut de désignation expresse ou implicite du droit applicable à la relation de travail », cet argument de la cour d’appel est totalement inexact et elle le reconnaît rapidement : « Dès lors, il apparaît que le droit choisi par les parties dans le contrat de travail, soit le droit luxembourgeois, n’a pas pour effet de le priver des dispositions plus favorables auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi       qui, à défaut de choix, aurait été applicable, puisqu’il s’agit du même droit. »

Faute de loi d’autonomie contractuelle, il est logique de retenir la loi avec laquelle le contrat a les liens les plus étroits. Mais retenir cette loi, quand la loi d’autonomie est explicite, est disons original, et lorsqu’elle est la même que la loi d’autonomie contractuelle, ici la loi luxembourgeoise, cela conduit seulement à escamoter la loi du lieu habituel de travail, ici la loi française plus favorable, ce que l’article 8-1 prohibe. Il nous semble que l’arrêt Schleker de la CJUE est aussi critiquable, que l’arrêt aixois ou le précédent arrêt rennais (CA Rennes, 7ème ch., 22 mai 2019, n° 16/05002, Sté Condor Marine Crewing Services Ltd, « Contrat de travail maritime international : La cour de Rennes prend des chemins de traverse », https://www.obs-droits-marins.fr/actualites.html?idArticle="574).

 

En s'appuyant sur l’arrêt Schlecker de la Cour de Justice de l'UE du 12 septembre 2013, qui complète la loi d’autonomie contractuelle, choisie par l’employeur et acceptée par le salarié, par la loi avec laquelle le contrat de travail a les liens les plus étroits, dans une démarche d’exception, la cour d’appel de Rennes a confirmé que la loi d’autonomie contractuelle de Guernesey, choisie par l’armement et acceptée par les marins, a aussi les liens les plus étroits avec la relation de travail, alors que le navire bat pavillon des Bahamas. La cour d’appel a considèré que le contrat de travail est principalement exécuté dans les eaux internationales ; elle ne recherche nullement les conditions réelles d’exploitation du navire (port d’avitaillement de réparation...), considère que l’armateur transmet ses ordres et consignes du siège social de Guernesey, inversant l’analyse habituelle de la CJUE du lieu de réception de ces ordres et consignes par le salarié (par exemple au domicile du chauffeur routier international), légitime ainsi la gestion patronale, sans aucun souci pour la protection du contractant faible. Il nous a semblé que la cour d’appel de Rennes raisonnait à l’envers de la démarche jurisprudentielle habituelle, concernant les travailleurs mobiles internationaux, et conduisait une régression.

 

Une des principales difficultés nous semble être la diversité méthodologique, qui est une grande source d’incertitude quant à la solution retenue dans ce conflit de lois. La loi avec laquelle le contrat a les liens les plus étroits ne devrait intervenir qu’à titre subsidiaire, nous semble-t-il, en l’absence de détermination possible du lieu habituel de travail ou du dernier lieu habituel de travail.

Nous avons présenté un arrêt aixois comme un cas d’école du contentieux international du yachting méditerranéen (CA Aix-en-Provence, 10 décembre 2021, n° 20/11511, navire Motor Yacht Revenge, DMF 2022, n° 845, pp. 318-332, « Yachting méditerranéen : un cas d’école ? » aussi https://www.obs-droits-marins.fr/actualites.html?idArticle="605). Cet arrêt est exemplaire, mais également circonstancié, de sorte qu’il n’est pas généralisable. S’il relève d’une jurisprudence constante, il ne construit pas une règle générale, permettant aux acteurs professionnels de prévenir de tels contentieux, ni aux administrations d’effectuer des contrôles sur des pratiques différentes. Le développement de la jurisprudence Schlecker brouille manifestement les efforts de cohérence.

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