La loi contre le dumping social sur le transmanche adoptée

20/07/2023

La loi contre le dumping social dans le transmanche a été adoptée par l'Assemblée Nationale, le 19 juillet, dans les mêmes termes que le texte adopté par le Sénat. Elle devrait s'appliquer au 1er janvier 2024, au même moment que la loi de police britannique qui ne porte elle que sur le salaire minimum. Un décret en Conseil d'Etat doit préciser son champ d'application. Il reste à porter à l'échelon européen cette question des lois de police et l'harmonisation des premiers registres et registres "internationaux" des Etats membres, comme des registres "ouverts" de Malte et de Chypre : vaste chantier. 


Le 21 juin 2023, le Sénat avait adopté à l’unanimité la proposition de loi visant à lutter contre le dumping social sur le transmanche, telle qu’elle a été retouchée par la commission des affaires sociales, donc dans une version un peu différente du texte adopté par l’Assemblée Nationale le 28 mars.

Tout d’abord les dispositions concernant la Méditerranée et les conditions d’accueil de l’Etat d’accueil ne sont pas retenues, seul le transmanche est concerné. Le syndicat CGT des marins de Marseille poussait en ce sens ; un amendement gouvernemental limitant le champ d’application au transmanche explicitement a cependant été retiré. La CGT des marins reste sur une réglementation des pavillons admis à ces liaisons, en dépit du droit européen du marché unique ; elle préfère le statut quo dans les liaisons internationales avec le Maghreb, en dépit de la concurrence des armateurs italiens. La réunion d’une taskforce de contrôle est prévue le 10 juillet à Marseille.

Les sanctions administratives, prévues par le texte de l’Assemblée Nationale, enlevées par la Commission des affaires sociales du Sénat, ont été rétablies.

Une disposition essentielle sur les repos a été conservée, que « le temps de travail des marins soit basé sur une durée de repos à terre au moins équivalente à la durée de l’embarquement », ce qui va au-delà des salaires minimas qu’imposait la proposition de loi initiale, ainsi que la loi britannique. C’est sur cette question particulière des temps de repos que la lutte contre le dumping social peut s’avérer la plus efficace. Si aucun armateur employant des marins français n’a le même taux de rotation entre le temps à bord et le temps de congé, tous ont choisi la parité, quand P&O ferries ou Irish ferries imposent des durées d’embarquement de plusieurs mois (13 semaines) et ne prennent pas en considération les repos à terre. Un décret en Conseil d’État déterminera « la durée maximale de l’embarquement en prenant en compte l’intensité des dessertes maritimes effectuées ». Le texte n’impose aucun système d’armement ; il ne pouvait imposer des dispositions conventionnelles d’entreprise, ni des dispositions nationales négociée avec Armateurs de France. Rendre obligatoire une convention collective nationale, obligatoire pour tout opérateur du secteur d’activité, car étendue par arrêté ministériel, est possible dans le champ européen, par exemple vis-à-vis des salariés détachés pour des activités terrestres (CJCE 23 novembre 1999, aff. C-369/96 et 376/96, Arblade, ci-dessous. Mais le Brexit est intervenu ; la question se pose dans un cadre international et la réponse juridique est inconnue.  

Mais quel repos ? un congé sans solde, non rémunéré ? des congés payés ? Le texte ne le dit pas. Un amendement explicite a même été refusé.

Le texte crée donc une indisponibilité du marin pour l’armement, mais si le marin n’est plus rémunéré, il a intérêt à retourner sur les paquebots de croisière, d’où la plupart de ces marins sont venus. Les sociétés de manning éventuellement y pourvoiront. Dès lors, il n’est pas évident que le repos à terre prévu sera reposant, avant l’embarquement transmanche suivant. « Repos à terre », comment en contrôler la réalité pour des marins indiens, pakistanais, philippins, indonésiens, géorgiens ou roumains ?

Il semble que la peur du droit européen en matière de loi de police soit la justification au maintien de ces imprécisions. Le Règlement européen 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, dit Rome I, est aujourd’hui le texte de référence : il définit la notion de loi de police et rénove partiellement son régime en droit international privé européen. « Une loi de police est une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat d’après le présent règlement » (art. 9). Cette définition comporte de fortes marges d’appréciation, notamment en ce qui concerne les « intérêts publics de l’Etat ». Quelle place peuvent prendre des lois de police, ici française ou britannique, vis-à-vis de contrats de travail soumis à une loi étrangère, du pavillon du navire ou d’autonomie contractuelle, pour des navires exploités au Royaume-Uni et desservant des ports français ? Peu d’arrêts de la Cour de Justice ont délimité leur utilisation par les Etats membres, dans le cadre probablement d’un principe de proportionnalité. Rétablir une concurrence sociale loyale est sans doute possible : imposer des dispositions impératives dans la mesure où ces relations de travail impacte le territoire français et des entreprises concurrentes. Ces dispositions devraient être proportionnées au but à atteindre. Si elles ne le sont pas, les éventuelles sanctions ne seront pas contestées, il n’existera pas de recours et la CJCE n’aura pas à statuer. Les armements concernés peuvent aussi craindre que la CJCE précise le cadre des lois de police. Le modèle des compagnies aériennes low cost, dont les contrats des navigants relevaient partout du seul droit irlandais, droit des sièges sociaux, ont été contraintes de prendre en compte les conséquences sociales de leur bases terrestres d’affectation (éventuellement Marseille ou Barcelone). L’équilibre est subtil, mais « les coups d’épée dans l’eau » n’ont pas d’effets durables.

 

La référence semble en ce domaine l’arrêt CJCE 23 novembre 1999, Arblade, aff. C-369/96 et C-376/96, Revue Critique de Droit International Privé, RCDIP, Dalloz, 2000, p. 710 et s., note M. FALLON, Journal de Droit International, JDI 2000. p. 493 et s., note M. LUBY).

Obligation pour les entreprises du secteur de la construction effectuant une prestation de services de payer la rémunération minimale fixée par une convention collective applicable dans l'État membre d'accueil – Conditions

Pas de double emploi avec les cotisations ou documents relevant de la législation du lieu d’établissement

Obligation pour les entreprises du secteur de la construction effectuant une prestation de services de tenir à disposition des documents sociaux et de travail sur le territoire de l'État membre d'accueil – Conditions

Entrepreneurs français développant des activités temporaires en Belgique, poursuites pénales pour non-respect des lois de police belges.

Extraits :

34. La libre prestation des services en tant que principe fondamental du traité ne peut être limitée que par des réglementations justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général et s'appliquant à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l'État membre d'accueil, dans la mesure où cet intérêt n'est pas sauvegardé par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l'État membre où il est établi (voir, notamment, arrêts du 17 décembre 1981, Webb, 279/80, Rec. p. 3305, point 17; du 26 février 1991, Commission/Italie, C-180/89, Rec. p. I-709, point 17; Commission/Grèce, C-198/89, Rec. p. I-727, point 18; Säger, précité, point 15; Vander Elst, précité, point 16, et Guiot, précité, point 11).

35 L'application des réglementations nationales d'un État membre aux prestataires établis dans d'autres États membres doit être propre à garantir la réalisation de l'objectif qu'elles poursuivent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour qu'il soit atteint (voir, notamment, arrêts Säger, précité, point 15; du 31 mars 1993, Kraus, C-19/92, Rec. p. I-1663, point 32; du 30 novembre 1995, Gebhard, C-55/94, Rec. p. I-4165, point 37, et Guiot, précité, points 11 et 13).

36 Parmi les raisons impérieuses d'intérêt général déjà reconnues par la Cour figure la protection des travailleurs (voir arrêts Webb, précité, point 19; du 3 février 1982, Seco et Desquenne & Giral, 62/81 et 63/81, Rec. p. 223, point 14, et du 27 mars 1990, Rush Portuguesa, C-113/89, Rec. p. I-1417, point 18), en particulier la protection sociale des travailleurs du secteur de la construction (arrêt Guiot, précité, point 16).

37 En revanche, des considérations d'ordre purement administratif ne sauraient justifier une dérogation, par un État membre, aux règles du droit communautaire, et ce d'autant plus lorsque la dérogation en cause revient à exclure ou à restreindre l'exercice d'une des libertés fondamentales du droit communautaire (voir, notamment, arrêt du 26 janvier 1999, Terhoeve, C-18/95, Rec. p. I-345, point 45).

38 Toutefois, les raisons impérieuses d'intérêt général qui justifient les dispositions matérielles d'une réglementation peuvent également justifier les mesures de contrôle nécessaires pour en assurer le respect (voir, en ce sens, arrêt Rush Portuguesa, précité, point 18).


E. ALBERT, « Dix-sept semaines en mer sans repos pour un salaire horaire de 5,50 euros… Dumping social sur les ferrys transmanche », 20 juin 2023,

Transmanche et concurrence sociale, Observatoire des Droits des Marins, 27 mars 2023

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